Image

A Cuba, la mode du « nasobuco »

Par La rédaction,
le 2 avril 2020

Alors que le débat sur l’utilité des masques – et sur leur pénurie – fait toujours rage en France, les Cubains ont adopté quasi-unanimement le nasobuco, d’une utilité sanitaire douteuse. Billet d’humeur de notre correspondant à La Havane.

A quoi reconnait-on un motard heureux ? Au nombre de moucherons collés sur ses dents, répond la blague née bien avant l’apparition du Covid-19 ! La majorité des conducteurs de scooters et motos électriques de La Havane portaient un masque ou un foulard bien avant que ce soit conseillé par la Santé Publique cubaine dans le cadre de la lutte contre le coronavirus.

D’une totale inefficacité, ces foulards, qui accumulent les poussières et, le cas échéant, le fameux virus, se sont généralisés parmi la population havanaise en une semaine.

A Cuba, même si aucun message officiel n’oblige au port du masque, il paraît recommandé, lorsqu’on est hors de chez soi, au travail, au marché, à la banque, dans la rue… voire au Conseil des ministres. C’est masqué que le président de la République Miguel Díaz-Canel et tous ses ministres apparaissent désormais chaque soir à la télévision. Le message est évident pour la population : « portez le nasobuco ».

Nasobuco, c’est le mot inventé par les Cubains pour désigner le masque – mot inconnu de la Real Academia espagnole qui ne valide que le terme de máscara.

On n’ordonne pas explicitement de porter le masque, mais on montre qu’on le porte. Ça ne peut pas faire de mal. Au pire cela ne sert à rien. Mais au moins on démontre publiquement sa bonne volonté de suivre les directives de l’État dans la bataille contre le virus.

Une mesure démonstrative, donc. Et Dieu sait si les Cubains sont démonstratifs – ce côté afro-caribéen bien implanté dans la culture et qui se manifeste de différentes manières : on parle fort, on gesticule, on s’habille sans complexe, ou encore on se déplace dans la rue comme sur une passerelle de défilé de mode.

Le nasobuco n’aura pas échappé à ce phénomène de mode. On trouve en effet une grande variété de modèles et de nombreuses façons de le porter. Sous le nez, sur la tête, dans la main, et le plus fréquemment autour du cou en guise de collier textile.

Il y en a pour tous les goûts et pour toutes les bourses. Le style cow-boy, fait d’un simple foulard qui ressemble à ceux portés dans les westerns. C’est le modèle adopté très rapidement par les motards cubains. Pour les plus modestes, le nasobuco fait-maison, très recommandé par le gouvernement mais qui nécessite des aptitudes en couture. Il y a aussi le style bodega, car fabriqué en grande série par l’État cubain et distribué à la population dans les magasins d’Etat ; il existe en rose, en vert, ou encore en blanc, plus discret pour une réunion de travail par exemple. Il y a enfin le modèle hospitalier, vert hôpital, en tissu, lavable, très répandu. A ne pas confondre avec le véritable masque chirurgical, en papier et jetable, adopté notamment par le Premier ministre. Quelques Cubains osent des modèles plus fashion comme le Bio-coco ou le Spongex (voir photos).

L’inventivité des Cubains en matière de masques est sans limites

 

Mais qu’importe la technique ! L’efficacité ne paraît pas être le premier objectif du nasobuco. Pour une grande majorité, il est porté avant tout pour pouvoir sortir. Car à Cuba tout le monde est encore dehors.

Dès lors, le nasobuco est-il si inoffensif ? A se donner bonne conscience en respectant une mesure non directive mais démonstrative, la population masquée continue à déambuler dans les rues, à vaquer à ses occupations plus ou moins indispensables, et donc à ne respecter que très partiellement la première et la plus essentielle des mesures contre le virus, présentée d’ailleurs par les autorités comme étant la plus importante : l’isolement social.

Cuba n’est pas en phase épidémique, par conséquent le gouvernement n’impose pas de confinement général mais demande aux Cubains de pratiquer la « distanciation sociale ». Dans les faits, c’est une mesure difficile à respecter, car ambigüe : « je sors mais je n’ai pas le droit d’avoir de contact avec autrui ». Ce qui devient rapidement : « je sors sans pouvoir éviter le contact avec autrui, mais je suis protégé avec mon nasobuco ».

Le nasobuco ne fait donc que détourner l’attention des individus de cette véritable mesure, seule efficace contre le virus, en leur permettant de sortir de chez eux, de maintenir leurs habitudes, tout en adoptant une attitude démonstrative : « ça se voit comme le nez au milieu de la figure, je suis discipliné, comme mon président, je porte le naso ! ».

Heureusement, la plupart des institutions, écoles, bars, restaurants, tous les lieux de spectacles sont d’ores et déjà fermés. Mais bon nombre de services restent ouverts, tels que les banques, les cafétérias de quartier, les supermarchés et les petits marchés de quartier – indispensables dans une société qui souffre encore de nombreuses pénuries. Et c’est bien là le cœur du problème : trouver de quoi se nourrir est toujours un parcours du combattant ; il faut parfois visiter 3 marchés de produits frais, 4 boutiques et 2 épiceries pour revenir à la maison avec le minimum indispensable. De nombreux déplacements qui augmentent les possibilités de contacts sociaux.

La société cubaine, du moins dans les villes (soit 75 % de la population), n’est pas équipée techniquement ni préparée culturellement pour organiser efficacement la distanciation sociale, et elle le sera encore moins le jour où il faudra éventuellement déclarer un confinement général.

On peut espérer que ce moment n’arrivera pas, que Cuba ne passera pas à la phase épidémique. Le contexte semble favorable. Le pays passe en dernier dans cette contamination globale, il a pu à temps fermer complètement ses frontières et possède une bonne organisation sanitaire et médicale de prévention. Mais tout cela sera inefficace si la population ne change pas ses habitudes, si les gens continuent à sortir sans une raison impérieuse. Le gouvernement passe son temps à le répéter. Mais la conscience du danger n’est pas facile à implanter.

Stéphane Ferrux, correspondant à La Havane (Cuba)