Michel Roussin

« Je partageais mes Punch avec quelqu’un d’assez réservé, nommé Alain Juppé » Michel Roussin

Par supercigare,
le 26 juin 2018

Même s’il garde quelques secrets d’État pour lui, Michel Roussin, ancien n° 2 du renseignement puis chef de cabinet de Jacques Chirac, évoque pour nous son parcours, ses « affaires », ses cigares et ses célèbres compagnons de dégustation.

Il parle plusieurs langues mais sait tenir la sienne. Michel Roussin, soixante-dix-neuf ans, ex-officier de gendarmerie, ancien haut responsable du renseignement, préfet, ancien ministre, grand connaisseur de l’Afrique, s’exprime très rarement. Pourtant, il a longuement reçu L’Amateur de Cigare dans son appartement lumineux pour parler cigares, services secrets, politique et Afrique. Sans langue de bois et avec un humour très british, la rosette de commandeur de la Légion d’honneur au revers de sa veste. Très détendu, il s’est même livré à l’issue de notre entretien à deux imitations désopilantes de Charles Pasqua et de François Mitterrand.

Propos recueillis par Pierre-Marie Giraud

L’Amateur de Cigare : Bonjour, Michel Roussin, nous vous avons apporté un Bolivar Royal Coronas… Comment avez-vous découvert le cigare ?

Michel Roussin : Assez tard finalement, au tout début des années 1980. Comme disent les Anglais, je suis un late developer, un « attardé ». Un de mes amis m’a offert un Davidoff[1] et c’est lui qui m’a initié parce que fumer un cigare, ce n’est pas fumer n’importe quoi. Je me souviens que c’était à Thonon-les-Bains et que ce fameux cigare provenait de la boutique Davidoff de Genève, de l’autre côté du lac.

L’ADC : Quel est votre favori ?

M.R. : J’aime beaucoup les Cohiba même si je déguste aussi des cigares du Nicaragua et du Costa Rica. Et je me souviens de moments extraordinaires avec des Punch. Je les partageais à cette époque avec quelqu’un d’assez réservé qui s’appelle Alain Juppé. Quand j’étais à l’Hôtel de Ville de Paris, il venait dans mon bureau de chef de cabinet pour fumer. Le champion olympique Guy Drut aussi parfois.

L’ADC : Dans quelles circonstances et dans quelles conditions appréciez-vous de fumer le cigare ?

M.R. : Je n’ai jamais fumé de façon compulsive. C’est un moment de convivialité. Je ne considère pas une dégustation comme un plaisir solitaire. Sauf quand le cigare accompagne une réflexion, un travail particulier, comme l’écriture d’un livre, ou un moment de solitude. J’aime bien fumer en dégustant une grappa du Frioul. Quand j’étais chef de cabinet du Premier ministre, à Matignon, j’avais la responsabilité de la logistique du cabinet et j’avais monté une popote, avec une cave à cigares, pour les chargés de mission et les conseillers techniques qui étaient sous pression toute la journée. Nous nous retrouvions pour nous détendre. J’ai aussi beaucoup fumé le cigare avec Édouard Balladur et Nicolas Bazire, son directeur de cabinet. Et de temps en temps avec Nicolas Sarkozy. Nous fumions en bande ! Je me souviens aussi d’un Montecristo dégusté au nord de Ouagadougou, dans les jardins d’une résidence du président burkinabé Blaise Compaoré.

L’ADC : Vous avez débuté votre carrière comme officier de gendarmerie, et vous l’êtes resté pendant quinze ans. Pourquoi aviez-vous choisi ce corps ?

M.R. : J’étais officier d’artillerie en Algérie. Au cours de différentes missions, j’ai rencontré des sous-officiers de gendarmerie dans le bled. Puis, en poste à Alger, au Centre de coordination interarmées, organe de centralisation du renseignement, mon chef m’a dit : « Roussin, c’est une bonne idée de faire le pandore et vous pourrez ainsi continuer à faire du renseignement. »

L’ADC : Au grade de capitaine, vous avez été commandant militaire et aide de camp à Matignon pendant plus de quatre ans, sous Jacques Chaban-Delmas, Pierre Messmer et Jacques Chirac. En quoi consistait votre travail ?

M.R. : Le commandant militaire assure la sécurité du palais. On suit l’agenda du Premier ministre pour préparer ses déplacements et on assure le protocole. Ayant été dans le renseignement en Algérie, j’avais aussi la responsabilité des relations avec le SDECE (Service de documentation extérieure et de contre-espionnage).

L’ADC : Nommé sous-préfet, vous avez justement occupé un poste essentiel mais très peu connu du grand public, celui de directeur de cabinet du directeur général du SDECE, pendant près de cinq ans, de 1977 à 1981, avant que ce service devienne la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE). Vous étiez ainsi le n° 2 des services d’espionnage, dirigés à l’époque par Alexandre de Marenches. Quel était votre rôle au quotidien ?

M.R. : J’avais une délégation de signature pour l’ensemble des activités et des services du SDECE en l’absence du directeur général. C’était une vraie responsabilité parce que j’avais un DG qui était souvent en déplacement. Il fallait donc être très vigilant. J’étais une tour de contrôle. Je recevais la production des différents services, je l’analysais et je la préparais pour nos grands correspondants. Chaque jour, un courrier partait par motard pour l’Élysée, Matignon, le ministère de la Défense et, si nécessaire, les ministères de l’Économie ou de l’Industrie. J’assurais aussi la liaison avec les cabinets civils et militaires de ces ministères sensibles. En France, contrairement aux pays anglo-saxons, on n’aime pas les services de renseignements, on ne les considère souvent que comme un mal nécessaire.

L’ADC : Un livre consacré à Alexandre de Marenches, Le Maître du secret, de Jean-Christophe Notin, paru le 15 mars chez Tallandier, vous prête un rôle très important dans la conduite quotidienne du SDECE.

M.R. : Oui, parce que c’est une grande maison. Il fallait une coordination entre les services pour s’assurer que des gens qui pouvaient avoir des opinions différentes sur tel ou tel sujet travaillent ensemble. Ce n’était pas toujours évident, puisque par définition, dans les services secrets, on cloisonne et on protège. C’est en cela d’ailleurs que la série de Canal + Le Bureau des légendes donne un bon aperçu de la manière dont les choses se passent, même si à l’époque, il n’y avait ni Internet ni le même niveau de transmissions qu’aujourd’hui.

L’ADC : Quel souvenir gardez-vous d’Alexandre de Marenches ?

M.R. : C’était quelqu’un d’impressionnant, grand, fort, très prolixe, assez chaleureux. Mais il pouvait aussi être tranchant et dur quand il le fallait. Il avait une vision du SDECE qu’il nous faisait partager en nous faisant sortir de notre métier de base, l’acquisition et le traitement de l’information et la protection des intérêts français. Il avait une vision générale de cette mission et cette capacité de faire partager ses analyses. Ce qui me frappait le plus, c’était son attachement à la France, son patriotisme, qu’on aurait pu juger un peu anachronique ou démodé. C’était un homme qui avait une grande liberté de parole et une certaine autonomie. C’est, parmi les patrons du SDECE ou de la DGSE, celui qui est resté le plus longtemps boulevard Mortier, soit une douzaine d’années, sous plusieurs présidents. Il avait aussi un côté assez attachant parce que, parfois, il était assez dilettante. Il était un directeur général atypique mais efficace.

L’ADC : À votre poste, vous avez eu affaire quotidiennement à des secrets d’État ?

M.R. : Peut-être pas tous les jours mais on est en permanence dans le confidentiel défense ou dans le secret défense.

L’ADC : Après les services secrets, vous rejoignez en 1983 la mairie de Paris comme conseiller technique puis comme chef de cabinet de Jacques Chirac, avant de suivre celui-ci, toujours comme chef de cabinet, quand il est nommé Premier ministre, de 1986 à 1988, puis de devenir son directeur de cabinet quand il revient à la mairie de Paris. Comment passe-t-on des services secrets à la vie publique ?

M.R. : Je suis d’abord passé, de 1981 à 1983, à la Compagnie générale des eaux. Ce qui était un peu normal puisque je venais de la Piscine – le surnom du SDECE !

L’ADC : À la mairie de Paris, vous serez pris dans une série de remous judiciaires liés à des fausses factures et condamné en 2008 à quatre ans de prison avec sursis pour complicité et recel de corruption dans l’affaire de l’attribution des marchés publics des lycées d’Île-de-France. Dans cette affaire, vous avez même passé quelques jours en détention provisoire fin 2000. Comment vous, ancien capitaine de gendarmerie, devenu préfet, puis ministre, avez-vous ressenti ce passage en prison ?

M.R. : J’ai passé sept jours à la prison de la Santé ! Ça fait drôle ! On passe de l’autre côté du miroir d’un seul coup. Mais si le juge voulait ainsi me faire dire des choses, il s’est trompé de client ! Le « quartier VIP » de la Santé, malgré son surnom, n’est pas un hôtel avec sauna et salle de gym ! Il n’y avait certes pas la promiscuité avec la lourde délinquance mais c’était tout de même la taule ! En y arrivant, je me suis dit que je partais peut-être pour un long moment en prison. Je me suis organisé, j’ai fait mon lit au carré et je me suis dit que je devais vivre comme si j’étais en mission. Ça durerait le temps que ça durerait mais mes avocats allaient se débrouiller. Et je ne me suis pas mis un petit vélo dans la tête. J’étais armé pour tenir le temps que la justice fasse son œuvre. Au parloir, j’ai aperçu le terroriste Carlos, que les services secrets français ont longtemps pourchassé. Très gentiment, il m’a dit : « Roussin, il faut tenir ! » Voilà ! Mais ce passage en prison et ces dix-sept années de procédures judiciaires, ça m’a fait le cuir.

L’ADC : Vous avez également été impliqué dans l’affaire des emplois fictifs de la Ville de Paris. Dans ces deux affaires, beaucoup disent que vous avez été le fusible, le bouc émissaire, et que vous avez en fait payé pour Jacques Chirac…

M.R. : Avec le temps, j’ai eu le temps d’analyser tout ça ! Quand vous êtes chef de cabinet puis directeur de cabinet d’un homme qui a pour seul objectif de devenir président de la République et qui doit s’en donner tous les moyens, et que vous devenez une gêne, vous devenez un dommage collatéral. Parce que l’homme, lui, poursuit son destin, celui d’être élu président de la République. Vous êtes donc un handicap, comme a pu l’être aussi Alain Juppé. Et le candidat, qui sent qu’il a un destin, vous laisse sur le bord de la route. C’est normal. Il a fallu que je fume beaucoup de cigares en y réfléchissant pour arriver à cette conclusion !

L’ADC : En avez-vous voulu à Jacques Chirac ?

M.R. : Énormément à l’époque. Mais le temps passant, j’ai compris que le chef de cabinet ou le directeur de cabinet sont là pour assumer. Et que s’ils deviennent un caillou dans la chaussure de celui qui a une destinée, ils seront mis sur la touche.

L’ADC : Vous lui en voulez encore ?

M.R.: Non, mais quand vous avez été lâché en rase campagne par quelqu’un dont vous avez été très proche, vous vous posez des questions.

L’ADC : Vous parlez plusieurs langues mais on dit que vous n’êtes pas bavard…

M.R. : J’ai beaucoup perdu les langues étrangères en les pratiquant moins. Ce n’est pas comme le vélo. C’est vrai, je ne suis pas bavard, c’est dû à mon passé militaire. Mais j’aime raconter des histoires.

L’ADC : Dans votre livre Le Gendarme de Chirac, paru en 2006 chez Albin Michel, vous écriviez en substance que vous avez su vous taire et en assumer les conséquences. Referiez-vous la même chose ?

M.R. : Oui. C’est plus dans ma nature de me taire que de me transformer en pleureuse ou en balance !

L’ADC : Vous avez été ministre de la Coopération du gouvernement Balladur pendant vingt mois, jusqu’en novembre 1994, quand vous avez démissionné en raison de votre mise en examen dans l’affaire des fausses factures des HLM de Paris, dans laquelle vous avez plus tard bénéficié d’un non-lieu. Pendant ces vingt mois, avez-vous pu faire avancer certains dossiers avec l’Afrique ou la Coopération relevait-elle en fait directement de l’Élysée ?

M.R.: J’étais ministre de plein exercice, et c’était en pleine cohabitation. J’ai beaucoup écouté les Africains et je leur ai manifesté de la considération. Je les ai accompagnés au moment de la dévaluation du franc CFA. Pas facile ! J’ai eu alors l’image de quelqu’un qui défendait leurs intérêts.

L’ADC : Quelle a été votre carrière après votre vie de politique et de haut fonctionnaire ?

M.R. : Je suis d’abord parti en Asie du Sud-Est pour le groupe de travaux publics Eiffage, dirigé par un grand capitaine d’industrie, Jean-François Roverato. Puis j’ai rejoint le groupe de Vincent Bolloré qui m’a proposé l’Afrique, et j’y suis resté douze ans.

L’ADC : Aujourd’hui, vous vous rendez régulièrement en Afrique comme vice-président du Medef international. Quel regard portez-vous sur ce continent ?

M.R.: Il y a aujourd’hui en Afrique 1,375 milliard d’hommes et de femmes. Elle est bien partie, même si elle connaît des hauts et des bas avec ses conflits. On arrive pourtant à une plus grande stabilisation. On ose y parler maintenant de prévarication et de corruption. Les Africains ont aussi pris conscience que certains pays pillaient leurs ressources naturelles. Les Français doivent se rendre compte que l’Afrique est maintenant un marché assez ouvert. Ce n’est plus parce que l’on est la société X avec son siège à Paris que l’on va obtenir un marché. L’Afrique, pré carré de la France, c’est une époque révolue !

L’ADC : À bientôt soixante-dix-neuf ans, vous êtes visiblement en très grande forme. Quel est votre secret ?

M.R. : Le cigare !