Apprendre à apprécier amertume et astringence
Quand le sucré, le salé et l’acide sont immédiatement acceptés par les palais néophytes, l’amertume et l’astringence, présentes dans le cigare et le vin, demandent un apprentissage. Pourquoi ?
Par Bernard Burtschy
Le néophyte en cigare et en vin – particulièrement le vin rouge – se heurte à deux obstacles qui, souvent rédhibitoires, l’empêchent très souvent, dès la première bouffée ou le premier verre, d’aller plus loin. Le premier est la forte amertume, à laquelle il n’est pas habitué du tout, le second l’astringence, qui lui dessèche les papilles.
Souvent mises dans le même sac, ces deux « valences négatives », comme disent les scientifiques, sont d’ordres très différents. L’amertume est une des quatre saveurs fondamentales, à côté du sucré, du salé et de l’acide. Les Japonais en ajoutent même une cinquième, l’umami, qu’on peut traduire par « savoureux ». En revanche, l’astringence, elle, est une sensation purement tactile qui conduit au dessèchement de la muqueuse buccale.
Alors que chacune de ces saveurs élémentaires est détectée dans la bouche par un seul récepteur, très étrangement, l’amertume est repérée par vingt-cinq récepteurs distincts. De surcroît, leur seuil de sensibilité est très bas. Il n’est donc pas étonnant que l’amertume soit parfois une barrière qui empêche de pénétrer dans le monde du cigare comme dans celui du vin. Donnez du sucré à un bébé, il adorera. L’acide, il finira par l’avaler. Présentez-lui de l’amer, il le rejettera. Les travaux scientifiques récents démontrent que les cellules gustatives sont programmées pour éviter l’amertume et être attirées par le sucré.
Un réflexe de protection
Cette aversion pour l’amertume vient de très loin, probablement du fait que nombre de substances toxiques pour l’organisme sont amères. Grâce à ce vieux réflexe de survie, nos ancêtres chasseurs-cueilleurs fuyaient ainsi les plantes toxiques. Inversement, les plantes produisent ces toxines, des alcaloïdes, pour se protéger de leurs prédateurs. Mais aujourd’hui, bon nombre de produits toxiques ne sont pas amers et tous les produits amers ne sont pas toxiques. Il n’en reste pas moins que notre organisme est ainsi programmé.
Le niveau de détection de l’amertume est très variable d’un individu à l’autre. Cette découverte est due au chimiste Arthur Fox qui a été le premier, dans les années 1930, à synthétiser le phénylthiocarbamide, le PTC, un composé amer qui se trouve entre autres dans le brocoli. Un de ses collègues se plaignait de la terrible amertume du légume, alors que lui ne sentait rien. Ainsi, une part non négligeable de la population, près d’un quart, ne détecte pas du tout l’amertume.
Les récepteurs du goût amer n’ont été identifiés qu’en 2000 par Elliott Adler. Après le séquençage en 2003 du gène codant le récepteur, trois variations génétiques ont été mises en évidence, qui jouent sur la détection de l’amertume. Autre caractéristique : la détection de l’amertume est décalée dans le temps, mais elle est très persistante. Pour la petite histoire, enfin, tous les schémas montrant diverses zones de détection du goût sur la langue sont faux : toutes les papilles détectent tout.
Une détection plus lente
Si la perception du sucré, du salé et de l’acidité s’effectue très rapidement, en quelques secondes, celle de l’amertume demande plus de temps, souvent plus de six secondes. Les dégustateurs rapides de vins, ceux qui goûtent et recrachent immédiatement, n’ont aucune chance de la détecter. En revanche, elle est très prégnante dans le cigare et elle en définit la noblesse ou la rusticité, d’autant qu’elle domine la fin de bouche.
Cette transmission lente est liée au transport par les protéines de la salive qui, accessoirement, est aussi variable selon les individus et qui, selon les dernières études, amplifie les différences de perception. Ce n’est pas un hasard si les opinions sont tellement divergentes la question de l’amertume.
Lente et progressive, donc, la perception de l’amertume prolonge le goût en bouche, si bien que l’analyse des diverses molécules amères devient plus aisée – quoique le dernier comptage en recensait 758. Parmi les plus connues, citons la caféine, la quinine, l’urée et son dérivé parfois présent dans le cigare, l’ammoniaque.
Mais pourquoi trouve-t-on de l’amertume dans le cigare ou le vin ? Elle provient de deux sources essentielles : d’une part de la nature végétale de la feuille du cigare ou du raisin, tous deux plus ou moins amers, d’autre part de leur fermentation.
L’astringence, une sensation tactile
L’astringence est d’une tout autre nature, puisqu’il s’agit d’une sensation tactile. Elle apparaît lorsque certaines molécules interagissent avec la salive pour la précipiter et laisser les papilles à nu. La salive ne jouant plus alors son rôle de lubrification, une forme de rugosité et de dessèchement de la bouche apparaît.
Ces molécules sont avant tout des polyphénols contenus dans les tannins des feuilles de cigare ou des peaux et pépins de raisin. Généralement, ils sont amers, d’où la confusion entre astringence et amertume. De surcroît, tout comme pour l’amertume, leur détection est décalée dans le temps pour les mêmes raisons de transport par la salive, qu’ils détruisent.
Mais que ce soit par l’amertume ou par l’astringence, pourquoi se faire du mal ? Tout est question de dosage. Si l’appétence pour le sucré est inné, tous les autres goûts s’acquièrent et demandent un sérieux apprentissage, plus facile pour l’acidité, plus difficile pour l’amertume, surtout aujourd’hui où elle n’est pas à la mode – on lui préfère des saveurs infantilisantes, le douceâtre, le sucré, qui ne heurtent pas.
Pourtant, les aliments amers, qui peuvent parfois être toxiques à hautes doses, sont au contraire très bénéfiques à petites doses, à l’image du bouquet aromatique ajouté lors d’une cuisson et qui est un excellent antiseptique. Un proverbe venu de Corée, pays où l’amertume est appréciée, dit : « Amer à la bouche, doux pour le corps ». Les jardins médicinaux étaient composés pour l’essentiel de plantes amères. Le tabac tout comme le vin ont d’ailleurs débuté leurs carrières comme des médicaments. À doses modérées, bien sûr… « Le bonheur est dans l’amertume », disait Jules Renard.
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