Où est passé le cigare de Sherlock Holmes ?
Si le héros de Conan Doyle ne rechigne pas à fumer le cigare, comme le prouvent de nombreux épisodes de ses aventures, c’est pourtant sa pipe qui est passée dans la mémoire collective. Enquête sur une étrange disparition.
Parmi toutes les figures de détectives, Sherlock Holmes est l’une des plus faciles à identifier, grâce à son nez aquilin et à sa pipe. Mais le locataire de Baker Street ne dédaigne pas pour autant le cigare et peut même s’illustrer en véritable connaisseur pour résoudre certaines enquêtes.
À quel moment et pour quelle raison le cigare a-t-il disparu des registres, aussi bien d’ailleurs pour le héros que pour son créateur ?
Sir Arthur Conan Doyle, le cigare à l’anglaise
« Nous allumâmes nos cigares et nous installâmes à nouveau dans son cabinet de travail. » Harry Row, dépêché à South Norwood par The Strand Magazine pour interviewer le bon docteur Conan Doyle devenu auteur à succès, campe ainsi le décor de leur rencontre. C’est donc cigare en bouche que s’ouvre le récit de cette belle histoire, celle d’un fils ayant vu le jour dans une famille d’ascendance irlandaise ruinée par un père alcoolique, devenu médecin en 1881 et écrivain comblé en 1891 avec la publication de la troisième aventure de Sherlock Holmes, L’Association des hommes roux.
Fumeur de pipe et de cigarettes, Conan Doyle est donc aussi un fumeur de cigares, une photo avec son éditeur James Payn en apporte un témoignage supplémentaire.
En 1929, c’est à l’occasion d’une affaire de gros modules que Sir Arthur Conan Doyle – il a été anobli en 1902 – s’emporte. Le sujet de sa colère est Oscar Slater, un homme auquel il a évité la pendaison en participant à une contre-enquête et dont il découvre en lisant le journal qu’il fume désormais « des gros cigares ». « C’est facile de fumer de tels modules lorsque vous avez touché des milliers de livres sterling ! » s’écrie-t-il, l’ingrat Oscar Slater refusant de rembourser les fonds levés pour sa défense alors qu’il a été indemnisé par la Couronne. Conan Doyle est furieux ; d’ailleurs, il a renvoyé le coupe-cigare en or gravé d’une reconnaissante dédicace « À mon sauveur ». On ne transige pas avec la fumée, pas plus qu’avec l’amitié.
Reste à savoir quel type de cigares fumait Conan Doyle. Selon son biographe Andrew Lycett, « il fumait ce que fumaient les gentlemen anglais de son époque », c’est-à-dire des havanes en forme d’obus, les mêmes que traînerait partout quelques années plus tard Édouard VII.
Sherlock Holmes : pas question de fumer le cigare avec une canaille
« Il y a eu un meurtre de commis, le meurtrier est un homme. Il mesurait plus de six pieds, il était dans la fleur de l’âge, avait des petits pieds pour sa taille, portait des bottines de facture grossière à talons carrés et fumait un cigare Trichinopoly. » Dès Une étude en rouge, la première aventure de Sherlock Holmes, le cigare s’impose comme l’indice par excellence. Familier à l’enquêteur, il est le fil conducteur de l’enquête. « La couleur foncée des cendres et leur texture émiettée, de telles cendres ne peuvent être produites que par un Trichinopoly », un cheroot indien très bon marché. Sherlock Holmes sera même l’auteur d’une monographie intitulée Sur les différences entre les cendres de multiples variétés de tabac.
Dans Le Ruban moucheté, le criminel Dr Roylott est démasqué par « l’odeur entêtante de son cigare indien ». Dans Le Pensionnaire en traitement, Sherlock Holmes réduit à néant la théorie du suicide de Blessington en examinant les cigares laissés par le pendu : un havane encore rangé dans son étui dont il hume la cape et quatre cigares hollandais dont il scrute les têtes avec minutie : « Deux ont été fumés avec un fume-cigare, deux sans… Ce n’est pas un suicide, monsieur Lanner, c’est un meurtre soigneusement planifié et accompli de sang-froid. » Dans Le Mystère de la vallée de Boscombe, ce sont les cendres du cigare du père qui permettent d’innocenter le fils. Bref, le cigare est toujours l’allié de la vérité.
Affiche de la première adaptation théâtrale des aventures de Sherlock Holmes (1890).
Outre sa connaissance théorique du sujet, dont il fait étalage sans retenue – la modestie ne comptant pas parmi ses qualités –, Sherlock Holmes a véritablement le goût du cigare, qu’il aime partager. Ce goût lui a été transmis dans sa jeunesse par le père de son ami de collège Victor Trevor (Le Gloria Scott). Son principal partenaire de fumée est tout naturellement le bon Dr Watson, chroniqueur émerveillé de ses hauts faits et gestes : « Et maintenant Watson, si vous ne craignez pas les courants d’air passant au travers d’une fenêtre brisée, je pense qu’une demi-heure dans mon cabinet de travail avec un cigare peut vous offrir un bon moment d’amusement », lui lance-t-il dans La Maison vide. Et quand Watson, désormais marié, revient dans l’antre de Westminster, le premier geste de Sherlock Holmes est de pousser vers lui le coffret à cigares, l’un de ceux rescapés du seau à charbon où il peut lui arriver de les oublier.
Sherlock Holmes prise également d’autres partenaires de dégustation. Ainsi, dans Le Pince-nez en or, « Holmes alluma son cigare et se renversa dans son fauteuil » pour écouter avec attention le récit du jeune inspecteur Stanley Hopkins. Une courtoisie qui s’étend aux coupables dès lors qu’ils ne sont pas des crapules. Sherlock Holmes fume à contrecoeur avec le criminel Jonathan Small dans Le Signe des quatre et avec le meurtrier par accident et par amour Jack Cocker dans Le Manoir de l’Abbaye : « Donnez-lui un cigare… Mordez ça, capitaine Cocker. Je ne resterais pas assis avec vous, je ne fumerais pas un cigare avec vous si je pensais que vous étiez un vulgaire criminel. » Si Holmes n’a pas le cigare sectaire, il l’a sélectif : pas question de fumer avec une canaille. D’autant plus que l’instant cigare est aussi pour lui le repos du guerrier. « Je pense que vous pourriez m’offrir également un cigare, s’écrie le détective déguisé en vieil homme, j’ai travaillé toute la journée dans ce déguisement » (Le Signe des quatre).
Le limier tombe le masque
S’il n’était qu’un fumeur de pipe, Sherlock Holmes ne serait peut-être qu’un raisonneur infiniment brillant, qu’un esprit « purement logique », autrement dit un automate sans émotion, « une machine à calcul », comme le qualifie Watson dans Le Signe des quatre. Mais le cigare est un moment éphémère pendant lequel le limier violoniste tombe le masque, laissant entrevoir sa part fragile, sociable, morale, celle qui le fait douter. « Je ne sais pas quoi faire vraiment et je souhaiterais avoir votre avis. Allumez un cigare et laissez-moi vous exposer la question », dit-il à propos du cas McCarthy dans Le Mystère de la vallée de Boscombe. Doit-il sauver le fils en dénonçant le père, coupable d’avoir voulu protéger son rejeton ? Tel est le dilemme.
Le biographe Andrew Lycett note que le cigare semble appartenir à la jeunesse de Sherlock et qu’il se fait de moins en moins présent à mesure que le détective vieillit. Parmi ses dernières apparitions, relevons celle à la fois cocasse et légèrement mélancolique de Son dernier coup d’archet. Holmes, devenu apiculteur dans les South Downs, reprend du service à la demande expresse du Foreign Office. Sa mission ? Phagocyter celle du baron von Bork, diplomate-espion dépêché par le Kaiser, et infiltrer son réseau. Nous sommes le 2 août 1914, « le mois d’août le plus terrible de l’histoire du monde », écrit Conan Doyle dont le fils, Kingsley, blessé dans la bataille de la Somme, décédera en 1918 des suites de ses blessures. Holmes l’a emporté une fois de plus, sa victime est ficelée sur son sofa. Le Britannique, sarcastique, propose alors au baron germanique de « prendre la liberté d’allumer un cigare et de lui glisser entre les lèvres ». L’aristocratique Junker vitupérant refuse énergiquement. Les temps ont changé. Le fair-play n’est plus de mise, on ne peut pas faire ami-ami entre futurs ennemis.
Parti en fumée
Les adaptations théâtrales et cinématographiques des aventures de Sherlock Holmes sont innombrables. Le site de référence consacré à l’écrivain recense près de deux cents films et séries depuis 1939. Pour le théâtre, c’est autant, voire plus d’adaptations. Et on compte au total plus de trois cents interprètes différents du détective sur les ondes, au théâtre et à l’écran.
Or, si l’on passe en revue les photos de tournage, les captations théâtrales et les affiches, force est de constater la quasi-absence du cigare comme élément de caractérisation de notre héros. La pipe est presque toujours là entre les doigts, tout comme la casquette – pourtant jamais évoquée dans l’oeuvre de Conan Doyle –, la loupe, et éventuellement le violon. Mais pas de cigare. Mis à part l’affiche de la première adaptation théâtrale des aventures de Sherlock Holmes, les illustrations de Sydney Paget et la carte postale de Georges Treville en 1912 dans Flamme d’argent, l’iconographie holmésienne ignore le cigare.
Sir Arthur Conan Doyle (à droite) avec son éditeur James Payn en mars 1897.
Nous avons demandé au biographe Andrew Lycett quelle était selon lui la raison de cette absence : « Probablement le fait que la première incarnation visuelle du personnage de Sherlock Holmes est celle de William Gillette dans son adaptation théâtrale en 1890. » Or l’acteur américain va peu à peu privilégier la pipe au détriment du cigare. « Il était apparu que les pipes incurvées en écume de mer ou celles en forme de calebasse facilitaient la diction et donc le fait d’être entendu par tout le public de la salle. » Les autres adaptations se sont ensuite calées sur cette iconographie.
Le cigare est donc parti en fumée, évincé par les belles volutes policées et solitaires de la pipe. Avec lui, un certain Sherlock Holmes s’est envolé, facétieux, amical, sceptique, voire fragile, autrement dit humain.
Béatrice Sarrot-Petit
Lectures
La biographie de référence de Conan Doyle :
Andrew Lycett, The Man who Created Sherlock Holmes, Free Press, 2007.
Sherlock Holmes en version anglaise :
Sir Arthur Conan Doyle, Sherlock Holmes, the Complete Novels and Stories, Bantam Books, 1986, 2 vol.
Sherlock Holmes en version française :
Sir Arthur Conan Doyle, Les Aventures de Sherlock Holmes, L’intégrale des nouvelles, illustrées par 400 dessins de Sydney Paget, Omnibus, 2015.
Site de référence :
www.arthur-conan-doyle.com
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