Daniel Rondeau : « Le jour de Pâques, j’allumerai un Connossieur B »
Cette période de confinement où tout tourne au ralenti est l’occasion de reprendre contact avec certains amateurs qui nous avaient accordé un Grand Entretien.
Depuis ses débuts dans le journalisme, Daniel Rondeau est ce qu’on appelle un intellectuel engagé, qui a tenté, dans son oeuvre, de prendre le monde à bras le corps. Mais il est aussi passé à l’action, que ce soit au côté des chrétiens du Liban, puis, plus tard, en tant qu’Ambassadeur de France à Malte, puis à l’Unesco. Un parcours aussi brillant qu’atypique, sans concession sur ce qu’il considère comme l’essentiel, et qui lui a valu, l’année dernière, d’être élu à l’Académie française, au fauteuil de Michel Déon.
Confiné dans sa ferme champenoise, où il vit toute l’année, l’écrivain vit et ressent, comme chacun, la grave crise du Covid-19 et essaie déjà, avec modestie, d’en tirer les leçons pour l’après. Non sans s’accorder, bien que l’humeur générale ne soit pas festive, un beau havane et une coupe de champagne, dont il est un amateur avisé.
Vous habitez toute l’année dans votre ferme en Champagne. Qu’est-ce que le confinement a changé pour vous, dans votre mode de vie ?
Je suis confiné en Champagne depuis vingt cinq ans, pour travailler ! Mais en ce moment, j’ai du mal à écrire. Ce virus et le malheur qu’il charrie me parasitent l’esprit. Je crois que nous en sommes tous un peu là.
Quelle est la situation dans votre région, qui fait partie du Grand-Est ?
Catastrophique, comme vous le savez. Beaucoup de gens malades, beaucoup de décès, l’hôpital de Reims saturé. Nous manquons de moyens essentiels, blouses, masques. Beaucoup de gens touchés dans les villages de la Côte des Blancs, près de chez moi.
Je suppose que vous lisez : quoi ? Je suppose aussi que vous écrivez : à quel livre travaillez-vous ? Aviez-vous un livre prévu pour paraître, qui serait reporté ?
Je viens de lire une biographie de Balzac par Stefan Zweig. Pour prolonger la très belle expo de dessins d’Arroyo sur Balzac (à la Maison de Balzac, à Paris). Je suis en train d’essayer de reprendre un roman, sur lequel je travaille depuis un certain temps. C’est compliqué.
Vous avez été élu à l’Académie française l’an dernier. Vous deviez être reçu sous la coupole en mai prochain. Que va-t-il se passer ? Plus de temps pour rédiger votre discours ?
Ma réception, prévue le 28 mai, est reportée. Mon discours est écrit. Il m’a donné l’occasion de repasser quelques semaines avec Michel Déon, un compagnon très agréable, à qui je rends hommage. Il est déjà devenu un classique. J’ai pu revisiter avec lui plusieurs décennies d’histoire française, littéraire et politique. Dans mon discours, j’évoque d’ailleurs le goût de Michel Déon pour le cigare.
Daniel Rondeau lorsqu’il était en poste à Malte (photo : DR).
Est-ce que le cigare vous apporte du réconfort dans ces temps difficiles ? Aviez-vous des réserves suffisantes ?
Je fume plutôt moins. J’ai un peu de réserve, mais je dois dire que le cigare comme le champagne ou le bordeaux sont pour moi associés à une humeur festive, qui n’est pas la mienne aujourd’hui. Bien sûr, il ne faut pas baisser pavillon. J’ouvrirai une bouteille de champagne (Mesnil-sur-Oger) et, le jour de Pâques, j’allumerai un H. Upmann Connossieur B, acheté au duty free de Beyrouth, le meilleur du monde.
En tant que romancier, intellectuel engagé, mais aussi diplomate, vous avez été amené à réfléchir sur l’ordre du monde, les civilisations dont on sait maintenant, comme disait Malraux, qu’elles sont « mortelles ». Qu’est-ce que cette crise mondiale inédite vous inspire ? Quelles conséquences politiques, économiques, sociales pourrait-elle avoir, selon vous ?
Le Covid-19 est un puissant révélateur de nos faiblesses. Nous découvrons que nous avons bien peu d’autonomie et que nous avons facilement cédé aux sirènes d’une mondialisation réputée « heureuse ». Il y a longtemps que je me présente comme un patriote français. Chacun comprend maintenant ce que cela veut dire. Assurer la sécurité de tous, médicale, militaire, notre approvisionnement vivrier, la continuité de notre production nationale, la survie de nos services étatiques et le respect de notre façon de vivre, notre liberté, tout cela relève de notre souveraineté. Il faut reconstruire cette souveraineté essentielle pour nous, en partant de notre nation, et ne plus la séparer de la souveraineté européenne. Je parle d’une Europe qui inclut la Russie. Il n’y aura pas de liberté européenne sans liberté française.
On entend beaucoup dire que « plus rien ne sera jamais comme avant ». Qu’en pensez-vous ? Qu’est-ce qui va changer dans nos vies ?
Je ne suis pas devin. Pour l’instant, nous sommes loin de la sortie. Je crains que la casse économique et sociale soit très grave.
On remarque que la pandémie du coronavirus frappe, à l’heure qu’il est, plus les pays « développés », riches, occidentaux, que les autres, notamment l’Afrique ou l’Inde. La Russie, de son côté, semble assez étanche. Qu’en pensez-vous ?
Certains pays ont anticipé et mieux géré la crise. La Corée du Sud, Singapour, Taïwan, Hong Kong. Mais ils risquent eux-mêmes d’être rattrapés par la deuxième vague du virus. Pour l’Inde comme pour l’Afrique, je crains le pire.
Quelle est la première chose que vous allez faire le jour où nous sortirons du confinement ?
Réunir nos enfants et petits-enfants et ouvrir un magnum de Louise.
Propos recueillis par Jean-Claude Perrier
Nous vous proposons également de (re)lire ci-dessous le Grand Entretien que Daniel Rondeau nous avait accordé en mars 2012 (ADC n°87) :
Le catholique errant
Journaliste, écrivain, aujourd’hui ambassadeur de France à l’Unesco et depuis toujours amateur de cigares, Daniel Rondeau évoque pour nous sa foi en la diplomatie et son obsession de l’écriture.
L’Amateur de Cigare : Votre nouveau livre, Malta Hanina, est largement consacré à cette île où vous venez de passer trois ans et demi en tant qu’ambassadeur de France. Comment vous, journaliste, éditeur, écrivain, êtes-vous devenu diplomate ?
Daniel Rondeau : Je l’ignore encore ! Cela faisait dix ans que je vivais en écrivant chez moi, en Champagne, dans une grande solitude (volontaire). Et puis un matin d’hiver, en 2008, alors que je roulais en voiture dans la forêt, je m’en souviens très bien, mon téléphone sonne. Une voix me dit : « Est-ce que je peux vous passer le ministre des Affaires étrangères ? » À l’époque, c’était Bernard Kouchner, un « camarade » que je connaissais depuis longtemps et que j’avais retrouvé au moment de la guerre au Liban ou en Bosnie. Kouchner me demande : « Sais-tu que tu vas être nommé ambassadeur ? » Franchement, je ne sais toujours pas de qui exactement est venue cette idée ! J’ai accepté tout de suite. Ma femme Noëlle a quitté son travail, nous sommes partis. Et je suis resté en poste trois ans et demi à Malte.
L’ADC : Connaissiez-vous l’île auparavant ?
D. R. : Pas du tout ! Cela fait vingt-cinq ans que je pérégrine autour de la Méditerranée, en plantant mon fanion d’écrivain sur quelques villes essentielles. Malte n’était jamais apparue dans mon champ de vision. Je ne me souvenais que d’un épisode à son propos, celui de la visite éclair de Bonaparte, de son entrée à La Valette, en route pour l’Égypte, en 1798. Ensuite, après le départ des Chevaliers, la domination anglaise a duré deux siècles et Malte, île anglophone, est sortie de notre imaginaire collectif.
L’ADC : Vous n’aviez jamais exercé ce type de responsabilité auparavant. Avez-vous hésité ?
D. R. : Pas une seconde ! Je voyais exactement ce que je pouvais faire à Malte : de la diplomatie d’influence et de symbole avec pour objectif de reconquérir le cœur des Maltais tout en m’adressant aux pays proches.
L’ADC : Y êtes-vous parvenu ?
D. R. : Je crois que mes projets ont été compris et appréciés. En tout cas, dans cette île au cœur des eaux, toujours à la croisée des chemins entre l’Orient et l’Occident, j’ai défendu les idées françaises en Méditerranée, et œuvré à mon petit niveau pour la paix au Moyen-Orient.
L’ADC : Par quelles actions concrètes ?
D. R. : En organisant, par exemple, l’opération Ulysse 2009. Embarqués ensemble sur un ravitailleur de la Marine nationale, des écrivains, des poètes, des historiens, des scientifiques français, turcs, grecs, égyptiens, maltais, libanais, etc., ont rallié Beyrouth depuis La Valette en passant par Tunis, Tripoli et Limassol. À chaque étape de ce voyage poétique et politique, des conférences, des débats, des événements culturels pour rapprocher et faire dialoguer les peuples. Nous avons parlé d’Albert Camus à Tripoli (à la demande des étudiants libyens), ce qui était pour le moins inattendu. Parmi les participants, J.M.G. Le Clézio, les poètes Salah Stétié ou Adonis, et des chanteurs israéliens et palestiniens du groupe D’une seule voix…
L’ADC : Comment avez-vous pu financer cette opération, certainement onéreuse ?
D. R. : La Marine nationale a été coproductrice du projet. Les postes et le Ministère ont participé à l’opération dans des limites extrêmement raisonnables. J’ai été aidé par des sponsors maltais et libanais et par Moët et Chandon, des amis fidèles. N’oubliez pas que je suis champenois et qu’avant d’être ambassadeur de France, j’étais ambassadeur du champagne !
L’ADC : Est-ce que de Malte, sorte de poste d’observation avancé, vous avez vu venir les révolutions qui ont secoué les pays arabes, tout proches en somme ?
D. R. : En 2009, en toute humilité, pas du tout. Même quand nous étions sur place, en Tunisie ou en Libye. Il faut dire qu’Ulysse 2009 avait été conçue comme une opération de réconciliation et que j’avais souhaité n’avoir aucun contact avec les autorités des pays où nous faisions escale (Ben Ali ou Kadhafi). Les premiers signes du soulèvement libyen me sont apparus à Malte en 2011 seulement. Les Maltais et les Libyens se connaissent par cœur, parlent des langues proches – le maltais est une langue dérivée de l’arabe – et il y a, depuis toujours, une forte communauté libyenne à Malte, où se côtoyaient d’ailleurs partisans de Kadhafi et opposants. Mon rôle a alors consisté à expliquer aux Maltais la position de la France, son engagement contre la dictature, et ils s’y sont ralliés tout de suite, rompant leurs relations avec Kadhafi. Malte est ensuite devenue une espèce de « base de secours » pour la coalition durant les opérations militaires. Après la chute de Kadhafi, plusieurs centaines de Libyens ont d’ailleurs fait la fête dans les rues de Sliema.
« La fumée du narguilé est en odeur de sainteté auprès de Dieu, quel que soit le nom qu’on lui donne. »
L’ADC : Visiblement, à vous lire, vous avez été très heureux à Malte : pourquoi en être parti ?
D. R. : Je suis resté trois ans et demi, ce qui est une durée tout à fait normale pour un ambassadeur. J’avais le sentiment très net que j’avais fait tout ce que je pouvais faire, que j’avais épuisé toutes les possibilités d’action. Mon livre, Malta Hanina, était achevé. Je risquais de me répéter, de m’ennuyer. Et, dans ma vie, je ne me suis jamais ennuyé ! J’ai écrit une lettre à Alain Juppé, le nouveau ministre des Affaires étrangères, pour lui expliquer que je ne souhaitais pas rester plus longtemps. C’est alors qu’il m’a proposé le poste d’ambassadeur de France auprès de l’Unesco, à Paris.
L’ADC : Cette fois encore, vous avez accepté, tout en sachant que cette organisation est en crise. Comment voyez-vous votre mission ?
D. R. : L’Unesco, en effet, connaît des problèmes de trésorerie, puisque les Américains et Israël, depuis l’admission de la Palestine parmi les 194 pays membres, ne paient plus leurs cotisations. Ils n’ont pas payé 2011, ce qui représente un trou de 60 millions de dollars ! Mais ce qui compte avant tout, avant l’argent, ce sont les idées. L’Unesco est trop peu connue des médias et du grand public, c’est une formidable bulle, une caisse de résonance, et l’on peut y faire tant de choses ! Il y a dans cette maison des ambassadeurs de qualité, qui attendent beaucoup de la France, le pays hôte, et qui ont envie d’agir. Je viens d’être nommé, je suis en pleine période d’immersion. Je ne peux donc pas vous en dire beaucoup plus, si ce n’est que je vais tenter de servir, ici aussi, au rapprochement israélo-palestinien. J’espère pouvoir annoncer quelques projets intéressants avant l’été.
L’ADC : Votre parcours est à la fois éclectique et très cohérent.
D. R. : Je n’ai toujours eu qu’une vocation, qu’une obsession, l’écriture. C’est l’axe de ma vie, celui qui structure le reste. Quand j’étais jeune, je voulais changer la vie ; depuis trente ans, je veux la raconter ! De Libération jusqu’à l’Unesco en pensant par Quai Voltaire (maison d’édition que j’avais cofondée), j’ai eu la chance de vivre des métiers passionnants. Je sais qu’après l’Unesco, je retournerai écrire chez moi, en Champagne.
L’ADC : Tout en fumant le havane, qui tient une place importante dans votre vie quotidienne, et dans votre livre. Vous qui vous définissez comme un « catholique errant », pensez-vous que le cigare soit contraire aux préceptes de l’islam ?
D. R. : Pas que je sache. La fumée du narguilé est en odeur de sainteté auprès de Dieu, quel que soit le nom qu’on lui donne. Mon ami Roger Stéphane, qui était un grand épicurien, aurait dit que le havane était une création de Dieu. Ce qui ne veut pas dire qu’il faille tout de suite penser à inscrire le cigare au patrimoine mondial de l’Unesco ! Je suis, depuis de nombreuses années, un fumeur de havanes, avec, comme pour le reste, des périodes. Je change de module en fonction de l’endroit ou je me trouve, des amis avec qui je suis, ou encore du livre que je suis en train d’écrire (j’ai beaucoup fumé en écrivant). J’ai commencé ma vie de fumeur de cigares avec des Montecristo N° 1, je suis passé aux Especiales, puis me suis attaché à de plus gros modules (churchills, doubles coronas). En ce moment, depuis mon séjour à Malte, où l’air avait un taux d’humidité propice à la conservation des cigares, je suis plutôt robustos, et très Cohiba. Je chemine lentement et je suis loin d’avoir fini de faire le tour de la planète cigare.
Propos recueillis par Jean-Claude Perrier
Le bonheur à Malte
Curieux parcours que celui de Daniel Rondeau, fils d’instituteurs né en Champagne en 1948, près de Châlons, et si attaché à sa terre où il s’est installé dans une vaste ferme. Un moment militant d’extrême gauche rêvant d’un hypothétique « grand soir », il a ensuite été journaliste (à Libération, par exemple, de 1982 à 1984), éditeur (il a fondé Quai Voltaire en 1987, dirigé la collection « Bouquins » chez Robert Laffont de 2004 à 2008), homme de télévision… Il a voyagé autour de la Méditerranée, jetant ses forces dans quelques batailles, en particulier au Liban, ou aux côtés des Bosniaques. Le voici aujourd’hui ambassadeur de France à l’Unesco.
Ce qui unit toutes ces expériences, c’est son « obsession » depuis toujours : écrire. Depuis Chagrin lorrain, paru en 1979, Rondeau construit son œuvre. On y trouve des ouvrages aussi divers qu’un essai biographique sur son ami Johnny Hallyday, des romans, dont le monumental La Marche du temps, paru en 2006, et des récits centrés autour des grandes cités du bassin méditerranéen : Tanger, Alexandrie, Istanbul, Carthage… C’est dans cette veine que s’inscrit Malta Hanina, écrit durant sa première année en poste à La Valette. C’est à la fois un essai où l’écrivain rappelle quelques épisodes, tourmentés, de l’histoire de l’île, mais aussi un témoignage sur la Malte d’aujourd’hui, où il s’est manifestement plu. Quel plaisir, pour ce sybarite, que de méditer face à la mer sur la fragilité des entreprises humaines, en savourant un havane !
J.-C. P.
Daniel Rondeau, Malta Hanina, Grasset, 300 p., 18,50 €.
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