Eusebio Leal, le sauveur de La Havane
Eusebio Leal Spengler, qui a oeuvré toute sa vie pour la restauration de la capitale cubaine, est décédé ce vendredi 31 juillet. Notre journaliste Una Liutkus, qui le connaissait depuis les années 1960, lui rend hommage.
C’était par une fin d’après-midi d’un beau dimanche de novembre 1967, nous étions une trentaine de personnes assises sur les bancs de pierre d’un petit amphithéâtre à l’air libre situé dans le parc de la Maestranza entre la Cathédrale et l’entrée de la Baie de La Habana. Mirtha, que j’avais épousée en juin et qui n’avait pas encore terminé l’Ecole nationale d’arts, section théâtre, avait entendu parler d’un jeune homme formidable qui parlait de rénover la Vieille Havane.
Pendant près d’une heure ce jeune homme à l’éloquence merveilleuse et assez exaltée nous fit rire et presque pleurer en racontant les malheurs de la misérable vieille ville qui tombait en ruines. Il avait vingt-cinq ans, sortait à peine de l’Université, et venait d’être nommé par Fidel Castro, directeur du Musée d’Histoire de La Havane. Il nous brossa rapidement son projet : « Nous allons donner un métier à tous les habitants de la vieille ville, leur enseigner toutes les spécialités nécessaires et ils reconstruiront les maisons où ils habitent ». La Habana Vieja allait revivre.
Ensuite il nous conduisit jusqu’à la Place de la Cathédrale, nous fit briller les yeux et nous enthousiasma en prophétisant la restauration des palais coloniaux décrépis en hôtels de luxe. Il donna à tous rendez-vous pour la semaine suivante… Je n’y allai pas mais Eusebio Leal, lui, allait s’activer pendant de nombreuses années.
La Cathédrale de La Havane en août 1964 (crédit photo : Una Liutkus)
En près de cinquante ans, presque tout est devenu réalité. Mais, le 31 juillet 2020, Eusebio Leal Spengler est mort d’une longue maladie à l’âge de 77 ans.
Sous l’égide de l’institution qu’il dirigeait, la Oficina del Historiador, il a littéralement sauvé la ville de la destruction – il s’est même couché au sol devant le bulldozer qui devait arracher les derniers pavés en bois de la Plaza des Armas. Son action a restauré une grande partie de la Habana Vieja, mais aussi beaucoup d’autres bâtiments historiques comme les forteresses contrôlant l’entrée du port et le Capitole national. De nombreuses écoles de métiers d’art indispensables aux travaux de restauration ont été créées. La Habana Vieja est aujourd’hui une attraction puissante pour le tourisme international.
En fait, Eusebio Leal a rapidement créé un système unique où c’est l’argent dépensé par les touristes dans les restaurants, hôtels et boutiques qui finançait les travaux. Il aimait raconter qu’il a eu le déclic un jour où le énième touriste passant devant ses premiers bureaux de la Rue Obispo (à l’angle de l’Hôtel Ambos Mundos fréquenté par Ernest Hemingway) demandait un verre d’eau, il a fini par créer une première cafeteria. La suite est bien connue.
Aujourd’hui, plusieurs dizaines de palais et de bâtiments de l’époque coloniale espagnole sont devenus des hôtels et des restaurants redonnant vie à la Vieille Havane coloniale. Bien sûr, le classement de La Habana Vieja au Patrimoine mondial par l’Unesco en 1982 fut un superbe détonateur qui permit de recueillir des fonds auprès de nombreuses institutions et universités étrangères. Le travail de restauration mené par la « Oficina » s’est caractérisé par des stratégies alternatives dans le contexte socialiste cubain, avec notamment des modes de financement mixtes. Revendiquant une vision patrimoniale, sociale et culturelle globale (avec un réseau exceptionnel de maisons de retraite et de centres de culture populaires), cette démarche qui se définit elle-même comme « utopiste » a permis à Eusebio Leal de faire coexister restauration architecturale de qualité, vie de quartier, expériences de terrain originales et industrie du tourisme. De nombreuses publications régulières de vulgarisation furent créées ainsi qu’une radio locale et quantité de sites internet.
Chaque visiteur illustre avait droit à une visite guidée par Eusebio Leal. Ici, le roi Felipe d’Espagne et son épouse
(crédit photo : Granma)
A titre personnel, Eusebio Leal se disait « fidéliste » et pas marxiste. Catholique pratiquant revendiqué (l’agence de voyages de la Oficina s’appelle « San Cristobal »), il est quand même devenu député à l’Assemblée nationale et même membre du Comité central du Parti communiste de Cuba.
Eusebio Leal était un grand amateur de havanes. Lorsque j’ai représenté L’Amateur de Cigare au Festival del habano à la fin des années 2000, j’ai passé une bonne partie de la journée inaugurale à parler cigares et fumer avec lui.
Eusebio Leal, pendant des années, continua à guider lui-même un fois par semaine des cohortes de visiteurs dans un programme nommé « Andar La Habana ». Surtout, chaque visiteur illustre avait systématiquement droit à une visite guidée par l’Historien de la ville. Le prince Charles d’Angleterre, le président Obama et son épouse Michele, Hugo Chavez, le roi d’Espagne Felipe VI, François Hollande, et des dizaines d’autres visiteurs ont pu goûter au charme incroyable de se balader avec Eusebio Leal dans cette jeune vieille ville qui vient à peine de fêter ses 500 ans.
Souhaitons, que le plus tôt possible nous puissions retourner nous promener sur les traces d’Eusebio dans la Vieille Havane où nombreux sont les lieux propices à la dégustation des puros qu’il affectionnait tant.
Una Liutkus
(Photo d’ouverture : © Granma)
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