Regla Tolon, l’une des dernières rouleuses de Lanceros
À Cuba, il n’y a plus que cinq torcedores capables de rouler le célèbre Lanceros de Cohiba. Nous avons rencontré chez elle une représentante de cette élite ouvrière menacée de disparition.
Par Thierry Dussard
Elle habite un faubourg lointain de La Havane, une banlieue abandonnée sous le ciel de Cuba, qu’elle quitte chaque matin pour un palais colonial aux couleurs vanille et safran. L’auguste demeure, entourée d’une balustrade blanche, semble bercée par la brise venue de la mer toute proche, qui fait frissonner les bambous et les palmiers du jardin. Étrangement, on y distingue en contrebas une guérite fendue d’une meurtrière. C’est donc là que Regla Tolon se rend tous les matins, après avoir attrapé un autobus incertain, en laissant derrière elle son modeste logis.
Pour rien au monde cette forte femme de cinquante et un ans, torcedora de 9e catégorie, le plus haut grade de son métier, ne manquerait ce rendez-vous quotidien avec ce qui se fait sans doute de plus beau en matière de puros cubanos : le Lanceros de Cohiba. Un format à l’allonge impressionnante de 19,2 cm, pour un diamètre de 15 mm, que les experts rangent dans la catégorie « grands panetelas ». Mais parmi les rouleurs et les rouleuses, cette merveille de havane à la cape colorado est plus simplement connue sous son nom de vitole de galère : laguito n° 1. Ce número uno est en effet issu, comme tous les Cohiba, de la manufacture la plus prestigieuse de l’île, El Laguito, qui tient son nom du petit lac situé dans le quartier résidentiel de Cubanacán.
Autrefois, Regla travaillait dans une usine de chocolat, mais après neuf mois de formation, elle est devenue rouleuse. « Cela fait vingt et un ans que je suis à El Laguito, et j’ai vu défiler six ou sept directeurs différents. » Moins que Fidel Castro a vu passer de présidents américains (dix !), mais elle s’accommode de ce ballet de nominations, dont la dernière en date a confié les clefs en 2014 à Pedro Luis, un jeune cadre communiste de quarante-neuf ans. Car El Laguito fait figure de petite principauté, où les femmes ont longtemps régné. Eduardo Rivero, l’inventeur des cigares de Fidel – auxquels Celia Sánchez, la conseillère du líder máximo, donna le nom de Cohiba –, fut le premier gérant de cette tabaquería née en 1963. Deux cents femmes y travaillaient et assuraient la production exclusive de ces cigares d’élite réservés aux cadeaux d’État.
500 Lanceros par jour
« Nous, les torcedores d’El Laguito, sommes réputés pour le soin et la qualité de notre travail », affirme avec fierté Regla, et le fameux cigare aux trois fermentations exige en effet l’élite des rouleurs cubains. La manufacture en compte aujourd’hui 83 ; seuls cinq d’entre eux sont qualifiés pour fabriquer le Lanceros, dont environ 500 pièces sont produites tous les jours. « C’est le format que fumait Fidel, et nous roulons encore 3 000 cigares par mois pour le Conseil d’État, ajoute Regla, comme si elle était en service commandé. La tripe du Lanceros est formée de deux feuilles de seco et volado et d’une demi-feuille de ligero [les différents étages d’un plant de tabac, en partant du bas, ndlr]. Toute la difficulté est de ne pas tordre la tripe, elle doit être parfaitement droite pour assurer un bon tirage. Pour ce faire, je me tiens moi-même très droite, en face de ma table. »
La qualité est devenue le mot d’ordre général à El Laguito – on ne l’avait jamais vue aussi bien entretenue que lors de notre dernière visite. Le palais immaculé repeint de frais se détache sur la verdure, où l’on croise les employés, tous habillés d’un T-shirt jaune d’or frappé du logo à l’Indien de la marque Cohiba. Un cadre enchanteur, que Regla quitte chaque soir pour rejoindre son quartier perdu sur la route de l’aéroport.
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